La liberté d’inventer sa propre narration
Le vendredi 21 novembre 2025
Entretien avec Pierre Dumoussaud, chef d’orchestre du concert Tchaïkovsky, Rimski-Korsakov.
Quels contrastes ou échos voyez-vous entre les univers de Tchaïkovsky et de Rimski-Korsakov ?
Ces deux œuvres naissent à peu près au même moment, sous l’influence de Balakirev. Elles se situent à la croisée de la symphonie et du poème symphonique : plus que des récits, ce sont des paysages d’émotions, des ambiances. Même si les thématiques – l’amour contrarié, la passion tragique – se rejoignent, l’écriture de chacun laisse à l’auditeur la liberté d’inventer sa propre narration. Ce concert traverse un siècle : il s’ancre dans le romantisme de Tchaïkovsky et s’ouvre sur le XXe siècle avec Rimski, dont on sent déjà poindre la folie et la rutilance de Stravinsky.
Avez-vous un souvenir marquant lié à l’une de ces œuvres ?
J’ai dirigé de nombreux Roméo et Juliette, et Schéhérazade est l’une des premières pièces que j’ai explorées en tant que chef. Récemment, j’ai vécu un automne très russe : Prokofiev au Japon, Iolanta de Tchaïkovsky à Bordeaux… Terminer cette série à Rouen avec ces grandes fresques orchestrales a quelque chose d’abouti, presque d’apothéose.
Dans Roméo et Juliette, Tchaïkovsky passe de la violence au lyrisme en quelques mesures. Comment gérez-vous ces bascules d’émotion ?
La partition est faite de ruptures, comme une galerie de portraits ou des arrêts sur image condensant toute l’intrigue. C’est passionnant à travailler. Le défi est de préserver l’arche dramatique, pour révéler la ligne symphonique de l’œuvre.
Que cherchez-vous en priorité quand vous abordez une partition ?
Je procède par couches. Je pars du compositeur, de ses influences, de son époque, puis je m’attache à la forme et enfin aux détails : nuances, tempi, respiration des phrases. Puis je reviens à une vision d’ensemble pour dégager la trajectoire émotionnelle de l’œuvre.
Comment votre regard de chef a-t-il évolué depuis vos débuts ?
Reprendre une partition est toujours vertigineux, elle nous renvoie à notre propre évolution. Au début, on se focalise sur les détails, on veut tout contrôler. Avec le temps, les œuvres mûrissent en nous. On apprend à leur laisser plus d’espace, à faire confiance aux musiciens. On cherche moins à « faire entendre » qu’à « être avec ».
Une dernière compositrice forme le trio féminin de ce programme : Eugénie-Émilie Juliette Folville.
Son concerto est impressionnant, d’une virtuosité et d’une intensité remarquables, parfois même violent. Je suis heureux de le diriger avec Xavier Phillips, avec qui j’ai enregistré un disque sur le violoncelle romantique, à paraître l’an prochain. Et c’est aussi un symbole fort : donner toute leur place aux compositrices fait partie de mes engagements pour mon prochain mandat à l’Opéra.
Propos recueillis par Vinciane Laumonier • septembre 2025
Le saviez-vous ?
L’idée de composer Roméo et Juliette vient de Mili Balakirev, mentor de Tchaïkovsky et figure influente du Groupe des Cinq. Il lui propose une structure détaillée allant jusqu’aux tonalités à employer, et insiste pour que l’introduction évoque le frère Laurent, moine qui aide les amants dans la pièce. Ainsi, le début solennel de l’ouverture n’est pas une évocation de la rivalité ou de l’amour, mais d’un personnage secondaire.