Un renversement complet
Le lundi 8 décembre 2025
Entretien avec Agnès Jaoui, metteuse en scène de l’opéra L’Uomo Femina.
Comment avez-vous découvert l’œuvre de Galuppi ?
C’est Vincent Dumestre qui me l’a faite découvrir. Je connaissais à peine Galuppi, et j’ignorais encore plus l’existence de cet étonnant joyau qu’est L’Uomo Femina. Le travail s’est fait en étroite collaboration avec lui. Il est à l’initiative du projet et a redonné vie à cette musique. Contrairement à Tosca ou Carmen, L’Uomo Femina est un opéra méconnu : il n’avait pas été joué depuis sa création en 1762, et il n’en existe aucun enregistrement. Le regard porté sur cette partition, et la manière de l’aborder, sont donc tout à fait différents.
Quels défis présentait l’œuvre ?
Le livret de Pietro Chiari, qui raconte l’histoire d’une île gouvernée par des femmes, repose sur un renversement complet des valeurs et des normes occidentales. Le plus grand défi était d’imaginer ce monde : tout était à inventer. Je me suis interrogée sur un impensé : comment transposer la domination masculine ? Par exemple, comment les hommes s’habilleraient-ils si c’était pour le plaisir des femmes qui les dominent, pour susciter leur désir ?
Comment avez-vous imaginé ce monde ?
Je suis partie de ce qui était écrit dans le livret : la description d’un espace clos où les hommes vivent dans une cage dorée. Dans cette société, ils ne sont pas libres de leurs déplacements ; ils ne peuvent en sortir, sauf le favori. D’où l’idée du harem. Cela m’a amenée à la notion d’entrave, surtout physique. Je me suis dit qu’il fallait réussir à transposer cela aux hommes. Et là, ce n’était pas évident : ni pour eux, ni pour nous, ni pour les spectateurs. On s’est rendu compte qu’on ne pense pas souvent les hommes sous cet angle-là.
« Les femmes, quelle que soit l’époque ou la société, sont très souvent limitées par ce qu’elles portent —robes, corsets, talons, jeans… »
Quelles ont été vos inspirations ?
Dans les décors et les costumes, il y a une référence directe à l’Antiquité. Je me suis aussi inspirée de la mythologie grecque, en particulier d’un des épisodes de la légende d’Hercule, où il se retrouve soumis à Omphale. Je me suis également appuyée sur l’époque de la création. Le thème du monde à l’envers, de l’inversion des normes, est assez courant au XVIIIe siècle— on pense par exemple à L’Île des esclaves. Imaginer le monde à l’envers était alors très en vogue : beaucoup d’auteurs de l’époque y réfléchissaient et, encore aujourd’hui, ces questions continuent de se poser.
Propos recueillis par Solène Souriau • octobre 2025
Le saviez-vous ?
Pietro Chiari n’était pas seulement librettiste : il était aussi l’un des romanciers italiens les plus prolifiques du XVIIIe siècle. Dans plusieurs de ses ouvrages, il renverse les habitudes de son époque en confiant la narration à des héroïnes. Un geste audacieux qui lui a valu d’être considéré comme l’un des premiers auteurs à donner une réelle place à l’expérience des femmes en littérature.